In time of test, family is best { S u J i n }

Gracile dans les rues de Séoul, la petite silhouette s’avance et se balance, au gré d’une foule noctambule aux ombres sans visages. Bruyante, la vie nocturne étouffe tous les autres sons, lui permettant de souffler - répit momentané. Funambule sur le bord du trottoir, quelle direction prendre ? La droite, la gauche, qu’importe de tourner en rond tant qu’au final elle atteint sa destination assourdissante. Déjà, elle le capte, le son de la vie, le battement forcené d’un coeur rugissant ; et ses pas se font moins hésitants, plus précis sous la pluie qui commence à tomber - plic, ploc - sur le bout de son nez. Quand bien même n’aurait-elle rien à faire là que le temps lui-même joue contre elle sa meilleure carte, lui offrant une bonne excuse tandis qu’elle se glisse entre les corps agglutinés, murmure un discret mais retentissant « Je suis la petite sœur de Su Jin. » au gorille de l’entrée qui sans attendre, sans même se faire prier, la fait passer sous le cordon bleu nuit.

À l’intérieur, aux lumières stroboscopiques, on la regarde, déshabillage des yeux, sourires en coin face à la capuche qui se baisse, aux épaules qui se dénudent et au ventre plat effrontement affiché. Pourtant, elle ne craint rien. La plupart savent qui elle est et les risques encourrus à son approche ; pour les autres, à leurs dépens ils l’apprendront bien vite.

« Su Jin ? » Le murmure se fait cri à travers le brouillard de sons tandis que la rosée se hisse sur un tabouret, se penchant en avant vers une serveuse dont elle reconnaît vaguement le visage. Celle-ci, d’un silencieux signe de la main, d’un hochement de tête tout en compréhension, disparaît si rapidement de sa vue qu’elle aurait tout aussi bien pu ne pas être là en premier lieu.

Les secondes s’égrènent, les minutes tictaquent, et Naë pose le menton sur ses bras croisés d’ennui. La pierre du bar est froide ; aussi froide que son coeur qui tambourine lentement, en l’attente de ce grand-frère qui ne vient pas - mais qui viendra, aussi sûrement ébouriffé de sa présence dans son lieu de travail qu’en fureur face aux deux hommes qui, l’air de rien, se rapprochent de la nymphe du Tartare. Elle-même ne s’en soucie guère et rejette d’une main leste les murmures prophétiques qui l’entourent. Que lui importe l’avancée d’inconnus pour envahir son espace vital ; la pâle jeune femme, dans toute sa sublime naïveté, ne redoute rien de ce qui l’entoure car le moindre faux pas entraînera leur trépas, si pas physique, du moins psychologique.

Et alors qu’ils sourient, certains de leur gain, le seul homme de sa vie apparaît au coin de l'œil, faisant se redresser le petit corps svelte de toute la hauteur de son siège. « Oppa ! » Les prédateurs ralentissent leurs pas, échangent un regard indécis, réalisant que la proie, aussi jolie soit-elle, n’est pas aussi solitaire que sa position pouvait le laisser penser.

D’une main arachnéenne plongée dans la poche de son pantalon, fouinant un portefeuille élimé qui doit avoir quelques années déjà, l’étudiante sort quelques billets qu’elle pose sur le comptoir. « Ton meilleur cocktail. Aujourd’hui, le goût que je veux… » Un index au coin des lèvres, elle prend le temps de réfléchir ; si peu, tout bien pensé, qu’elle semble déjà avoir fait son choix. « Le tien, Oppa. S’il-te-plaît, dis-moi qu’il ne sera pas amer~ » Amer, bouteille à la mer, et la nyx de lui faire les yeux doux. « Tu as bientôt ta pause ? » Sa voix se module, offrant un chuchotement qui parvient pourtant à couvrir le bruit, penchée par-dessus le bar pour mieux aborder ce frère qu’elle chérit tant et sans lequel elle ne serait sans doute plus là aujourd’hui.

Je suis dans la réserve lorsqu’une des serveuses vient m’annoncer qu’une jolie rose me demande au comptoir. Nous savons tous les deux de qui il s’agit. Naë, ma jeune sœur. C’est la seule femme de ma vie et surtout, la seule qui viendrait me réclamer. Je ne suis pas un coureur de jupon et je n’ai personne d’autre dans ma vie depuis bien longtemps pour ne pas dire toujours. Il faut dire que j’ai du mal à me fixer durablement avec qui que ce soit. Je travaille trop ou je suis trop souvent sur le dos de ma sœur… Autant de réflexion que je me suis pris à chaque fois que j’ai entamé une liaison. Et puis il y a mes chasses. Un secret de plus qui contribue à faire de moi un célibataire endurci.

Je récupère les bouteilles que j’étais venu chercher puis je me dépêche de rejoindre le comptoir. Je range ce que j’ai dans les mains avant de rejoindre ma sœur. Au passage, j’adresse un regard méchant à ces hommes qui la regarde avec concupiscence. Ils se croient où là ? Qu’ils ne s’avisent pas de la toucher s’ils ne veulent pas que je les vire d’ici à coup de pied aux fesses.
« Naë. »
Mon regard se pose sur ses vêtements. J’aurais aimé qu’elle se couvre un peu plus mais je me garde bien de lui en faire la réflexion. A la place, je lui adresse un sourire, comme pour ne pas la faire fuir en me montrant trop étouffant dès nos premiers échanges. Je baisse ensuite les yeux vers les billets qu’elle a posé sur le comptoir et les repousse avant de lui dire :
« C’est moi qui offre. »
Elle croit vraiment que je vais l’encaisser ? Je le ferais peut-être quand elle sera devenue médecin et qu’elle gagnera trois fois plus que moi, peut-être même plus, qui sait ? Je n’ai pas la moindre idée du salaire que se font ces gens-là. En attendant, tant qu’elle est étudiante, elle ne paie pas si c’est pour boire avec moi.
« Je vais te préparer mon meilleur cocktail. »
Et il y aura si peu d’alcool qu’elle ne risquera pas d’être ivre en le buvant. Il n’en sera pas moins coloré et agréable à boire.
« Tu sais bien que je prends ma pause quand je veux. »
Donc en général jamais sauf si j’ai une bonne raison d’en prendre une mais sa présence en est une.
« Laisse-moi te préparer ton cocktail et ensuite on pourra s’installer dans un coin tranquille. »
Pour discuter car nous ne nous voyons pas aussi souvent que je le voudrais. D’ailleurs si ça ne tenait qu’à moi, on vivrait ensemble. Tout en y pensant, je lui prépare un San Francisco revisité car en plus des fruits, j’y ajoute une pointe de liqueur, juste pour lui donner l’impression d’être assez grande pour boire de l’alcool. Est-ce que je l’infantilise ? Oui. D’ailleurs je crois que je ne la verrais jamais tout à fait comme une adulte.
Tout en lui préparant son cocktail je lui demande :
« Des amis vont te rejoindre où tu es là juste pour passer du temps avec moi ? »
Qu’elle ne me dise surtout pas qu’elle a rendez-vous avec un garçon, sinon je crois que je risque de péter un câble.

Regard assassin qui déclenche un rire d’une douceur inégalée secouant ses épaules nues. Non, personne n’oserait s’approcher de la rosée - et encore moins les deux malandrins ainsi alignés, fusillés contre un mur imaginaire, qui décident de faire demi-tour plutôt que d’affronter l’ire du barman en chef. Coudes sur le comptoir glacé, regard tendre posé sur la silhouette familière, Naë l’observe faire son travail - ranger les bouteilles, déplacer les verres, en sortir un nouveau qui lui est clairement destiné. Offert ? La belle ne va pas se battre et refuser ; elle remise ses maigres économies dans sa poche, murmure un « Merci. » attendri. Un jour, se dit-elle, c’est elle qui lui offrira des verres. Non, pas des verres. Le monde. Elle lui offrira le monde, rien que pour le remercier de sa seule présence auprès d’elle.

Mais pour l’heure, un petit sourire en coin qu’elle lui adresse au fait qu’elle sait que, pour elle, il prendra toutes les pauses du monde ; et, seule chose qu’elle peut réellement lui donner, l’adoration qui teinte ses yeux vairons posés sur lui. Décortiquant chaque geste à la précision chirurgicale tandis qu’il prépare une boisson délicieusement colorée, elle sort un petit « On dirait un coucher de soleil… » émerveillé. Ainsi donc, Su Jin a la couleur du crépuscule. Et quel en est le goût ? Aussi patiente soit-elle, elle ne peut s’empêcher de ressentir un certain émoi intérieur à l’idée de tremper ses lèvres dans le San Francisco pour mesurer toute l’étendue du talent de son aîné.

« Des amis ? » Le minoi s’assombrit, le regard aussi, sourire disparu des lèvres pleines qui cherchent alors les mots, peinent à les trouver. Bien sûr qu’elle a des amis. Mais de là à sortir avec eux ? Ce serait bizarre, étrange, affreux de leur faire subir ce qu’ils pensent être la folie résultant de sa captivité. « Non, pas aujourd’hui. » finit-elle par souffler d’un geste négatif de la tête - chevelure qui vole autour du visage poupin. Comme en réponse, un murmure sur sa droite. Furtive, elle tourne la tête, entrouvre les lèvres sur un soupir dépité. Même ici, ils la suivent, la guettent, cherchent un moyen de communiquer à travers la psychopompe toute désignée.

Qu’importe. L’important est ailleurs.

« Je suis venue retrouver un homme. » glisse-t-elle, l’air malicieux dans le regard dépareillé alors qu’elle le reporte sur son interlocuteur. « Il est grand, et fort. Et tellement beau que ça ne devrait pas être autorisé d’exister avec un visage pareil - ça rendrait fou n’importe qui qui oserait le regarder en face, homme ou femme. »

Sourire rêveur sur une mine songeuse, d’un sérieux entamé, la rosée fait mine de chercher autour d’elle. Puis d’une langue tirée au coin de la bouche, elle rit, d’un rire gracieux au timbre bas. « Mais je l’ai déjà trouvé. Regarde, il est là ! » Et de rougir en le pointant du doigt. Point de mensonge dans ses paroles - Su Jin est le seul homme digne d’intérêt pour elle qui n’ose plus rêver du prince charmant. Son frère. Son sauveur. Son tout. Celui à qui elle pourrait presque tout dire - si ce presque n’était aussi fou, aussi risqué qu’une réalité qui ne devrait pas être.

« Dis, Oppa… Les attaques d’animaux, dernièrement… Tu en as entendu parler ? » C’est sans s’en rendre compte qu’une de ses mains, arachnée délicate, caresse le bracelet masculin à son poignet. Elle n’a pas encore eu le temps de le rendre à son propriétaire légitime. « Je crois que… j’ai fait une grosse bêtise… » ajoute-t-elle en se penchant par-dessus le bar, ses yeux à la recherche de ceux de son aîné. Mais ce n’est ni le lieu ni l’endroit, et certainement pas le bon moment pour lui avouer qu’elle a tout fait pour cacher un cadavre.

On dirait que mon cocktail lui plait. En tout cas, elle le trouve visuellement à son goût et ça suffit à me remplir de satisfaction. Rien de ce que je pourrais faire ne rattrapera le temps perdu, je le sais mais ça ne m’empêche pas d’essayer, faisant de chaque moment que nous passons ensemble, des souvenirs qui j’espère seront unique mais surtout, qui sauront remplacer les mauvais. J’en fais peut-être un peu trop. J’ai beau le savoir, c’est plus fort que moi. Je crois qu’au fond, je continue de m’en vouloir pour ce qui lui est arrivé.

Je vois bien sa mine s’assombrir lorsque nous abordons le sujet de ses amis. Inévitablement, je meurs d’envie de la questionner mais je ne le fais pas. Je l’étouffe suffisamment au quotidien. Cela dit, je me note pour plus tard que le sujet à l’air sensible et je creuserais ça tout à l’heure. Peut-être que ce n’est rien. Juste une dispute avec une copine mais si ça cache quelque chose de plus profond, je veux le savoir. Non, je dois le savoir. Sinon comment pourrais-je la protéger correctement ?

J’arque un sourcil lorsqu’elle me dit qu’elle est venue retrouver un homme ici. J’espère qu’elle parle de moi, sinon je risque de me fâcher. Ce n’est pas que je refuse qu’elle fréquente un homme, juste que je n’en ai jamais rencontré qui la mérite. Je veux qu’elle trouve quelqu’un de bien qui saura la protéger et surtout en qui je peux avoir confiance. Autant dire que ce n’est pas demain la veille que ça arrivera. Mais quand on sait ce qui nous est arrivé, ce que notre père à fait… comment m’en vouloir d’être si méfiant ?

Finalement un rire s’échappe de mes lèvres lorsqu’elle me pointe du doigt en rougissant légèrement.
« J’accepte le compliment. »
Si nous étions seuls, je lui aurais certainement tapoter affectueusement la tête mais il y a du monde et Naë n’est plus une petite fille. Malheureusement mon sourire s’efface rapidement lorsqu’elle mentionne les attaques d’animaux. Mon visage s’assombrit également avant que je ne fronce les sourcils lorsqu’elle m’avoue avoir fait une grosse bêtise.
« Comment ça une grosse bêtise ? »
Est-ce que je suis inquiet ? Bien sûr ! Et j’espère que ce qu’elle a à m’avouer n’a rien à voir avec ces attaques car autant que possible, j’aimerais qu’elle mène une vie normale. Je ne veux pas qu’elle se retrouve mêlée à toutes ces histoires de créature. Naë en a suffisamment bavé comme ça.

M’essuyant les mains avec un torchon, je fais signe à un collègue de s’approcher et lui demande de me remplacer le temps que je discute avec ma sœur.
« Viens, on va discuter dans un endroit tranquille. »
Je lui fais signe de contourner le comptoir et de me rejoindre près de la porte de la réserve. A l’intérieure, on s’entendra mieux parler et elle ne pourra pas se défiler. Pas après ce qu'elle m'a dit.